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SUR MARS, RIEN DE NOUVEAU ?
Ariana s’était levée du pied gauche. Assise, renfrognée, devant sa tasse de cafba trop chaude – l’ayant jugée trop froide, elle l’avait remise à la micro-onde –, elle soufflait sur la surface d’un brun laiteux en regardant son père qui avalait tranquillement sa bouillie matinale.
« Tu ne veux vraiment rien ? » lui demanda-t-il, répétant sa question.
Ariana secoua la tête, excédée. Il était sourd ou quoi ?
« Un bol de cafba ne cale pas l’estomac », insista son père. Cafba : tel était le nom de la boisson devenue l’emblème des colons de Mars. Un mélange à base de céréales torréfiées, de cacao et d’une demi-douzaine d’épices indiennes. Ceux qui, sur Terre, l’avaient testé et tenté de préparer une mixture avoisinante avec de la chicorée et du cacao juraient que rien n’égalait l’authentique cafba martien. « Étant ton médecin, je me sens obligé de te rappeler que les vitamines et les substances nutritives…
— … sont vitales pour un organisme en pleine croissance. Et patati et patata », enchaîna Ariana. Toujours la même rengaine. Les parents ! Son cher papa avait beau être seul à l’élever, il comptait pour deux. « Pourquoi maman ne m’a pas prise avec elle quand elle est rentrée sur Terre ?
— Tu as refusé de l’accompagner.
— J’avais trois ans ! grommela-t-elle. Six années terrestres ! » D’une durée de six cent soixante-neuf jours, l’année martienne équivalait grosso modo au double d’une année terrestre. Quand on voulait souligner qu’on était encore trop jeune pour telle ou telle chose, mieux valait donc mentionner son âge en années martiennes. Et inversement.
« Tu as toujours très bien su ce que tu voulais. Et ce que tu ne voulais pas. À l’époque, nous avions depuis longtemps cessé de te contredire.
— On ne laisse pas une enfant de trois ans prendre seule une pareille décision.
— Qui aurait dû la prendre ? Je suis persuadé que si ta mère t’avait forcée à partir avec elle, tu serais en ce moment même assise à sa table, en train de rouspéter. »
Sur ce point, il avait probablement raison. Ariana sirota son cafba. « Au moins, ronchonna-t-elle, j’irais dans une véritable école, avec des gens de mon âge. Je fréquenterais des garçons. On m’emmènerait danser. Il se passerait un peu quelque chose dans ma vie. »
Son père haussa les sourcils, ce qui lui donnait toujours l’air extrêmement… paternel, « Parce qu’il ne se passe rien, ici ?
— Oh si, bien sûr ! persifla Ariana. Je passe la moitié de mes journées à suivre des cours à distance sur un écran préhistorique, sans jamais parler à un seul être humain. Et le reste du temps, j’ai le droit de trimer comme une bête : cueillir des champignons dans la cave, broyer des résidus de bambou pour alimenter la machine à papier, faire le ménage dans ton cabinet, tout un tas d’activités passionnantes.
— D’ailleurs, je compte sur toi cet après-midi, hein ?
— Quand je te disais que je ne m’ennuyais pas !
— Et les fêtes, le dimanche soir, sur la Plazza ? Ose prétendre qu’elles ne te plaisent pas non plus ! »
Ariana fronça les sourcils. « Mais si, elles me plaisent. Seulement, ça se limite au dimanche.
— Soit une fête par semaine. Plus, ce serait insupportable. Tu sais, il faut arrêter de te raconter des histoires : personne sur Terre ne vit comme ces ados qu’on voit dans les séries télé. Et puis tu as la vie devant toi pour t’amuser.
— Ça fait une éternité que je n’ai pas…»
Son père l’interrompit en pointant sa cuillère sur elle comme s’il avait eu en main un instrument médical. « Et tu oublies la grande fête de la Saint-Sylvestre dans deux semaines. Crois-moi, des milliers de Terriens donneraient cher pour pouvoir y assister. » Il battit des paupières. « À ce propos, Irène Dumelle m’a prié de te demander si tu voulais bien l’accompagner à la tente demain après-midi. Elle a besoin d’une personne capable de conduire un patrouilleur et de manier un bras articulé. »
Les enfants de Mars s’initiaient à la conduite des patrouilleurs à l’âge où les petits Terriens apprennent à faire du vélo. D’après Ariana, l’exploit n’avait rien d’exceptionnel. Finalement, ces véhicules ne mesuraient que trois mètres de haut et douze de long, pour un poids de quatre tonnes. Et la place ne manquait pas pour manœuvrer. « Ronny ne peut pas s’y coller ? C’est le meilleur pilote d’entre nous.
— Je ne pense pas que ce soit le problème. Elle veut de toute façon qu’il y aille aussi. Afin d’effacer les traces que les tempêtes de poussière de la semaine dernière ont laissées sur la tente, je présume. »
En prévision de la Saint-Sylvestre, on avait dressé au Point Armstrong une grande tente pressurisée transparente, du style de celles qui servaient de serres aux vergers et aux plants de légumes. Le Point Armstrong était à une heure de route. On y jouissait d’une vue magnifiquement dégagée sur la plaine, la station supérieure et les premiers contreforts de la Vallès Marineris. Le chapiteau avait été rempli d’air et tapissé de matelas isolants. Le soir de la Saint-Sylvestre, les colons admireraient le paysage en dévorant les caisses de victuailles qu’ils auraient apportées, Abasi chanterait le blues en s’accompagnant à la guitare, ce serait un moment inoubliable.
Deux semaines les séparaient de cette veillée tant attendue.
Sur Terre, on atteignait la mi-octobre. Le Nouvel An martien correspondait à l’équinoxe de printemps, perpétuant en cela une tradition ancrée dans l’histoire de la planétologie et déjà en vogue au temps où les scientifiques ne disposaient encore que de télescopes et non de vaisseaux spatiaux.
Selon le calendrier martien, on était en l’an 36, l’an 1 étant celui où la première navette habitée s’était posée sur la planète rouge. Cette chronologie, pourtant, n’avait aucune valeur officielle. Si elles s’étaient écoutées, les autorités terrestres en auraient interdit l’usage. Mais les colons y recouraient malgré tout. Chaque fois qu’Ariana était confrontée au calendrier terrestre, elle trouvait étrange que le début de l’année soit marqué par le 1er janvier, et non par le 21 mars, jour de l’équinoxe de printemps.
« En clair, elle a besoin de nous pour jouer les fées du logis, soupira-t-elle. Après tout, pourquoi pas ? Le ménage, c’est mon passe-temps préféré…»
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Cari eut un sursaut de recul et agrippa sa sœur avec une telle vigueur qu’elle se mit à frétiller entre ses bras. Ils se pelotonnèrent davantage derrière l’ordinateur.
« Tu me fais mal », siffla rageusement Elinn. Il la lâcha, mais lui plaqua la main sur la bouche.
« Chut ! » lui glissa-t-il. Blottis dans leur cachette, ils retinrent leur respiration. Des pas lourds se rapprochaient.
Une ombre floue obscurcit le mur au-dessus de leurs têtes. Quelqu’un se tenait dans l’encadrement de la porte. Les secondes s’égrenèrent, interminables. Rien ne se produisit.
Un cliquetis singulier perça le silence. Ils tressaillirent sans oser néanmoins reprendre leur souffle.
La voix de l’homme résonna brusquement, tonitruante. « Elle s’est ouverte toute seule, manifestement. » Nouveau cliquetis. « Serrure à ressort. Contrôlée électriquement.
— Sûrement un faux contact, répondit-on depuis la salle des cartes.
— Sûrement, fit l’homme sur le seuil. Provoqué par ce foutu sable. Cette saloperie s’infiltre vraiment partout. »
La porte fut fermée de l’extérieur avec un claquement sec ; le frère et la sœur se retrouvèrent plongés dans le noir. Elinn reprit bruyamment sa respiration, Cari lui-même poussa un soupir de soulagement. Revers de la médaille : ils n’entendaient plus rien de ce qui se disait à côté.
« C’est du flan, pas vrai ? chuchota Elinn. Ils ont inventé toute cette histoire pour faire tourner mademoiselle MacGee en bourrique, hein ?
— Je ne sais pas. » Cari se remémora la conversation. « Ils n’avaient pas l’air de plaisanter. Mais les Terriens ont une façon de parler si bizarre… Comme s’ils cherchaient tout le temps à effrayer leur monde. »
Rougeoyant dans les ténèbres, les diodes des ordinateurs ressemblaient aux yeux de démons maléfiques. Elinn haletait toujours péniblement. Le maigre filet de lumière qui s’insinuait au niveau du chambranle ne parvenait même pas à esquisser les contours des objets environnants.
Et la discussion qui se poursuivait dans la pièce contiguë était désormais inaudible, étouffée par le vrombissement chaud des machines, d’habitude à peine perceptible.
« Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? murmura Elinn.
— On attend. On attend simplement qu’ils s’en aillent. Ensuite, on se faufilera dans le couloir.
— Super ! Ça peut prendre des heures…»
Son frère acquiesça. Toute la journée, s’ils jouaient de malchance. Pigrato était réputé pour s’accaparer les lieux en y tenant parfois salon du matin jusqu’au soir.
Cari s’empara de son communicateur. Louant au passage la désuétude du modèle aux touches luminescentes, il composa le numéro d’IA-20.
« Salut, Cari lui répondit la voix synthétique. Comment vas-tu ?
— Sais-tu par hasard combien de temps cette réunion va durer ? » Téléphoner à l’intelligence artificielle alors qu’ils étaient sans doute adossés à l’ordinateur qui l’hébergeait pouvait paraître démentiel, mais c’était l’unique moyen.
« Non. Je ne dispose d’aucune information à ce sujet.
— J’en déduis que tu ne suis pas les débats.
— Non. Ils ont déconnecté tous les appareils de communication. Ils oublieront d’ailleurs sans doute de les rebrancher en partant. Ils l’oublient presque toujours », ajouta perfidement IA-20, comme vexée par un tel manque de savoir-vivre.
« Je vois. » Cari se mordilla la lèvre. « Dis, tu ne pourrais pas t’arranger pour les attirer hors de la salle des cartes ? »
L’intelligence artificielle observa une pause infime, signe qu’elle réfléchissait intensément. « Tu aurais une suggestion ? demanda-t-elle ensuite.
— Hmm. » Ce fut au tour de Cari de cogiter. Comment déloger Pigrato ? IA-20 était certainement capable de simuler un dysfonctionnement, de déclencher une alarme quelconque. Mais, quoi qu’il arrive, l’administrateur attendrait sans doute que les colons prennent l’initiative et règlent eux-mêmes le problème. « Pourrais-tu lui faire croire qu’il vient de recevoir un message urgent en provenance de la Terre ?
— Tu sais bien que je ne suis pas reliée au système qui gère le courrier électronique. » Cari opina. Exact. Le système en question avait été volontairement conçu pour fonctionner en totale indépendance. Personne de sensé ne tolérerait qu’une intelligence artificielle vienne fourrer son nez dans sa messagerie. « De toute manière, grâce à son communicateur, il s’informe en continu. »
Cari se concentra. Bon. Impossible de les attirer à l’extérieur. Mais peut-être pouvaient-ils les faire fuir ? « Peux-tu trafiquer l’aération ? Introduire quelque chose dans la salle ? De la fumée par exemple ? »
L’intelligence artificielle n’était certes pas très inventive, mais elle percutait toujours au quart de tour. « Les filtres de la station d’épuration dégagent de l’acide butyrique. Je pourrais en diffuser quelques gouttes dans le conduit d’aération qui dessert la salle des cartes et plusieurs entrepôts voisins. » Puis, d’un ton qu’on aurait dit moqueur : « Cette substance empeste.
— Parfait. Vas-y. »
Plusieurs secondes s’écoulèrent tandis que l’intelligence artificielle envoyait des influx électriques dans les multiples ramifications du réseau d’alimentation. Ces impulsions ouvrirent ou fermèrent des valves, activèrent ou désactivèrent des pompes. Sitôt l’opération terminée, IA-20 reprit la parole : « À présent, je vous conseille vivement de vous boucher le nez. »
Ils obéirent. Presque aussitôt et avant même qu’aucune odeur n’ait envahi les lieux, des échos tapageurs leur parvinrent de la pièce voisine : bousculade de chaises, cris indistincts, claquements de porte. La fuite s’organisait. Cari essaya d’imaginer la scène : les Terriens bondissant de leurs sièges, tournant désespérément les manettes qui contrôlaient l’aération, prenant leurs jambes à leur cou et se ruant vers la sortie en maudissant leur satanée vie sur cette satanée planète. Il ne put s’empêcher de ricaner.
C’est alors que la puanteur se propagea dans leur réduit. Elle infiltra leurs narines pourtant closes et leur fit saisir la cause de cette agitation. En fait d’infection, ils ne furent pas déçus : l’acide butyrique exhalait une odeur incroyablement tenace de vieux fromage, relents de millions de chaussettes puantes, essence si concentrée et si répugnante qu’elle en piquait les yeux.
La porte qui menait à la salle des cartes s’ouvrit en produisant un faible cliquetis. « Allez, déguerpissez ! » leur lança IA-20. Cari et Elinn ne se le firent pas dire deux fois.